L’évolution sémantique du mot « révolution » est passionnante. Désignant initialement le mouvement circulaire d’un astre qui revient à son point de départ, le mot a ensuite pris le sens qu’on lui connaît dans le contexte politique : le surgissement, la rupture radicale de nos schémas structurels à l’origine le plus souvent d’une refonte de notre cadre de pensée. Étonnamment, cette dimension purement conceptuelle tend à s’estomper dès que l’on associe le terme au domaine – matérialiste par essence – de l’histoire industrielle. La révolution industrielle serait une combinaison de changements importants ayant successivement transformé les processus de production industrielle et le travail, impactant de façon considérable l’emploi, la consommation, l’économie et l’environnement. C’est pourtant bien la modification de notre conception du monde qui est née de chaque révolution industrielle et qui se joue de nouveau aujourd’hui.
Dans les années 1780, l’invention de la machine à vapeur permet la création de la première usine mécanisée et signe la première de ces révolutions. L’arrivée de l’électricité puis celle de la production à la chaîne, ouvrent dès 1880 la porte à la seconde de ces révolutions. Enfin, dans les années 1980 arrive l’ère de la production automatisée, de l’informatique industrielle, du développement de l’électronique puis de la communication interpersonnelle via l’Internet et de la délocalisation des unités de production, de la consommation de masse et d’un important développement du secteur des services. Chacune de ces révolutions industrielles s’est accompagnée d’une surexploitation de sources d’énergie fossiles, charbon, gaz naturel et pétrole, ainsi que d’une accélération de la croissance économique, ces deux phénomènes s’accompagnant d’une accélération de la dégradation de l’environnement.
A l’heure où les industries européennes accusent un retard d’investissement considérable (celui-ci est estimé à 40 milliards d’euros pour la France), quels sont les éléments requis pour permettre une nouvelle phase industrielle, dont les effets de rupture seraient assez forts pour la qualifier d’une quatrième révolution ? Plusieurs critères peuvent être évoqués, tels que permettre une production diversifiée en temps réel et au bon moment des produits au rythme des besoins réels des consommateurs, produire au plus proche du consommateur des produits susceptibles d’évoluer dynamiquement en fonction de l’usage qu’il fait des produits. Enfin faute de la découverte d’une nouvelle source d’énergie propre en quantité suffisante, produire, distribuer et maintenir les produits en consommant le moins d’énergie possible et régénérer d’une façon durable l’emploi industriel.
Le projet d’Industrie 4.0 entend créer les conditions propices à une nouvelle rupture conceptuelle. Apparu en 2010 au Cebit de Hanovre en Allemagne, il se donne pour ambition d’accroître la flexibilité de la production et d’optimiser la gestion des ressources au sein d’usines intelligentes, modulaires, qui intégreront de bout en bout toutes les interactions nécessaires à la vie d’un produit, de sa conception à sa commercialisation et à sa maintenance. Le postulat de départ du projet industrie 4.0 est que le produit en lui-même ne signifie plus rien. C’est désormais l’usage de ce produit et l’évolution constante de cet usage qui prévalent sur le produit lui-même, en permettant l’évolution permanente de ce produit de par les retours d’expérience son utilisation, et ce en temps réel.
Ce projet repose sur plusieurs piliers :
– Un nouveau concept d’usine complètement virtualisée qui permet de modéliser en 3D à la fois l’environnement de production, les processus de production, et les produits eux-mêmes, ce qui lui permet de se reconfigurer dynamiquement pour différents types de production en fonction de la demande et de l’usage des produits.
– Toutes les machines, opérateurs, produits, physiques ou virtuels, communiquent entre eux, via l’Internet. Les chaînes d’approvisionnement, de production, de maintenance deviennent collaboratives. On utilise dans cette évolution l’ « Internet des objets », où tout objet à l’intérieur comme à l’extérieur de l’usine devient également un capteur connecté qui communique avec son environnement de production et d’usage via des réseaux intelligents. La boucle d’amélioration des produits est ainsi optimisée, comme leur maintenance.
– Le développement et l’utilisation des technologies de Réalité Augmentée, Big Data, Intelligence artificielle, Cloud computing, et d’analyse des données (Analytics). En effet, la mise en œuvre des deux piliers précédents générera des quantités de données très importantes, qu’il faudra traiter, analyser et corréler pour les transformer en informations tangibles permettant des prises de décision en temps réel.
Bien sûr, avant d’arriver à un modèle abouti d’Industrie 4.0, différents domaines demeurent à explorer, à commencer par la sécurité des systèmes d’information, du traitement des données et des applications informatiques, lesquelles génèrent, analysent, et accélèrent la prise de décision. Le maintien de l’intégrité des données et des processus de production, dans un écosystème qui pourrait en théorie croître à l’infini, constitue un autre axe de recherche important. Enfin, l’architecture et la performance des réseaux (des communications Machine à Machine aux communications des produits en usage vers l’usine) dans et en dehors de l’usine intelligente représente une autre piste d’investigation.
Il n’empêche, la révolution est en marche, et l’Industrie 4.0 sera certainement celle qui reléguera l’usine de troisième génération au poste de simple maillon de l’usage d’un produit, de sa conception à sa maintenance et à sa transformation. Et c’est paradoxalement la banalisation de l’usine en tant que centre de design, production, maintenance connecté de la vie d’un produit qui permettra sa régénérescence. De fait, ces nouvelles unités industrielles « d’usage » serviront de ‘hubs’ d’accueil pour de nouveaux métiers de design, développement et maintenance de formes et processus digitaux. Bien entendu, un tel changement ne pourra pas s’opérer sans une prise de conscience de la nécessité de développer les formations dans les domaines scientifique, technologique, de l’ingénierie et des mathématiques. On peut également anticiper que le nombre d’usines de ce type pourrait être multiplié, se rapprochant des marchés de consommation et d’usage. L’impact positif sur l’emploi en Europe devrait donc être significatif.
Ce nouveau type d’usine complètement programmable de façon dynamique devrait par ailleurs permettre un regain de compétitivité des unités de production. Celles-ci pourront en effet concurrencer de façon efficace de très larges unités industrielles délocalisées, lesquelles sont pénalisées par des seuils de série limités. L’usine 4.0 permettra de programmer de petites et moyennes séries de façon compétitive en s’adaptant aux besoins des consommateurs et en évitant les stocks. Elle contribuera de cette façon à accélérer la mise en place de l’économie circulaire (moins de stocks, moins de recyclage, moins d’énergie dépensée dans les transports et approvisionnement), ainsi qu’à améliorer l’utilisation des ressources énergétiques existantes.
La société Kaeser en Allemagne a déjà emprunté le chemin de l’industrie 4.0, Rolls Royce aussi. Chacune d’entre elles a su, à sa manière, transformer radicalement ses produits et repositionner son offre sur le marché. La première vend maintenant de « l’air à l’usage » au lieu des compresseurs qu’elle fournissait au préalable à ses clients, tandis que la seconde propose désormais de la « propulsion à l’usage » au lieu des réacteurs qu’elle avait l’habitude de proposer au marché dans le passé. Dans les deux cas, les compresseurs et les réacteurs sont étroitement connectés à leur usine qui les suit en temps réel pour modifier si besoin les nouvelles unités en fonction des problèmes rencontrés par les bases installées et la manière dont celles-ci réagissent à leur environnement d’usage.
Industrie 4.0, la quatrième révolution industrielle ? Techniquement, certainement. Socialement aussi. Sûrement, si l’on considère que, enfin, nous passerons d’un monde industriel dont la promesse était depuis 3 révolutions de livrer au marché des produits – sans forcément que ce marché ne les aient ni demandés ni toujours souhaités – à un nouveau monde industriel dont la promesse sera plus probablement un « bénéfice » ou une « fonction » à l’usage pour de clients devenus eux-mêmes acteurs de la production.
En somme, plus qu’une révolution des moyens de production, c’est une véritable transformation des cadres de l’intelligence qui est en train de s’opérer, un chapitre de plus à ajouter aux ouvrages de Newton, Koyré ou Kuhn qui ont successivement tenté de saisir le nouveau visage de la science (et du monde) au lendemain de chaque révolution. Un chapitre qu’il ne tient qu’à nous d’écrire.
Xavier Poisson Gouyou Beauchamps
Vice-Président Hybrid IT EMEA - Hewlett Packard Enterprise